L'industrie de la punition
Prison et politique pénale en Occident
Nils Christie, Paris, Autrement, 2003, 220 pages, [19€]

Nils Christie est norvégien, professeur de criminologie à l’Université d’Oslo. Il est une personnalité scientifique de premier plan dans son pays. Et c’est aussi un criminologue critique, d’une espèce en voie de disparition, celle qui ne se limite pas à engranger les publications académiques, ni à trôner dans les instances du pouvoir de la même académie, encore moins à se dévoyer dans la course au contrat, à l’argent ou à l’illusion égocentrée d’importance que peut conférer l’éphémère fréquentation des décideurs politiques. Christie se veut philosophe, « travailleur culturel » autant que chercheur. A son âge (vénérable), il ne changera pas et c’est tant mieux. Dans ce livre, heureusement traduit par les éditions Autrement et préfacé par Denis Salas et Xavier Lameyre, il nous propose ses réflexions sur l’évolution des politiques et des systèmes pénaux en Occident. Il montre que des systèmes différents continuent à cohabiter lors même que les évolutions des délinquances se ressemblent, preuve qu’il n’y a pas de réponse unique.

Pourtant, le sens du vent principal qui souffle ne fait guère de doute, c’est celui de la pénalisation tout azimut et du retour d’une incarcération massive. Deux pays inquiètent tout particulièrement l’auteur : les Etats-Unis et la Russie. En Russie, après l’épisode gorbatchévien de la glasnost, le taux de détention a doublé en dix ans au cours des années 1990. Aux Etats-Unis, le taux de détention est un peu plus élevé encore (plus de 700 détenus pour 100 000 habitants, sept à dix fois plus que les pays européens – dont les moins punitifs sont les pays scandinaves et leur fameux modèle social). Si l’on ajoute l’ensemble des formes de prises en charge pénale, ce sont plus de cinq millions d’hommes qui sont concernés aux Etats-Unis, soit plus de 8 % des hommes de 18 à 44 ans.

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Et si l’on précise maintenant la couleur de la peau de ces jeunes hommes, on peut estimer que c’est un jeune homme noir sur trois qui est sous main de justice aux Etats-Unis (et encore, c’est une moyenne générale ; dans certaines villes, la proportion se situe entre 40 et 50 %). Le pays autoproclamé de la liberté est donc en réalité celui qui enferme le plus dans tout l’Occident, et de très loin. Il enferme également beaucoup plus que bien des pays d’Amérique Latine qui passaient il y a peu encore pour des dictatures. Et il n’enferme pas n’importe qui : avant tout et de façon archi-disproportionnée les jeunes hommes noirs.

D’où vient ce paradoxe ? La thèse centrale de Christie est que cette situation est le produit de la rencontre entre la démagogie sécuritaire (sa caution morale résidant dans la sacralisation de la victime et sa dimension raciste), la « rationalisation » de la justice (à tel crime, avec telle récidive, équivaut tant de peine) et de l’industrie du châtiment. Aux Etats-Unis, l’entreprise privée a pris en effet une place démesurée dans le système pénal. Le détenu est devenu une marchandise, un client malgré lui d’un marché économique lucratif. On vend des prisons clefs en main comme on vend des armes et des systèmes d’autodéfense (on renverra ici au film de Michael Moore). La construction de la prison précède parfois le flux de détenus, elle l’appelle.

Ce système effraie terriblement Christie car il y voit un nouvel exemple de ce dévoiement de la modernité qu’incarne aussi à ses yeux la politique d’extermination de l’Allemagne nazie. Il reprend à Zygmunt Bauman (Modernité et holocauste, trad. Paris, La fabrique, 2002) cette idée que « le mécanisme civilisateur est, parmi d’autres choses, un mécanisme qui consiste à dépouiller l’usage et le déploiement de la violence de tout calcul moral, et à émanciper les desiderata de la rationalité de l’interférence des normes éthiques et des inhibitions morales ». Loin d’être le retour d’une barbarie des temps anciens, l’holocauste serait la caricature de la modernité.

Si les tendances observables aux États-Unis se confirment, dans les démocraties occidentales on n’exterminera plus (ajoutons : on finira sans doute par supprimer partout la peine de mort, mais au profit du développement des peines perpétuelles) mais on enfermera de plus en plus massivement les pauvres (y compris ceux qui relèveraient manifestement de l’hôpital psychiatrique) pendant que le reste de la population profitera tranquillement du confort matériel offert par le système économique. Un genre d’apartheid pour démocraties.

Au soir de sa carrière, Nils Christie est donc assez pessimiste et il lance un cri d’alarme. Comme tout cri, il est radical. Sans doute son pessimisme n’est-il pas entièrement fondé. Sans doute son analyse de l’holocauste est-elle un peu simple. Pour des raisons culturelles le système américain n’est sans doute pas aussi aisément transposable en Europe. N’empêche que la tendance est bien là, sensible en France ces dernières années et plus clairement ces derniers mois. Ce livre invite à y réfléchir de façon magistrale.

CLARIS