Le droit peut-il (vraiment) sauver la société française de cette « insécurité qui la mine » ?

Par Laurent Mucchielli, à propos de :
Eloge de la sécurité
Didier Peyrat (Paris, Gallimard-Le Monde, 2003, 238 pages, 16 €)

Voilà un ouvrage étonnant qui nous vient d’un magistrat qui ambitionne de refonder la pensée de gauche sur la sécurité. En effet, ce serait notamment parce qu’elle aurait nié le problème et ses conséquences sur le tissu social que la gauche aurait perdu les élections municipales, présidentielles et législatives, tout en contribuant à la progression de l’extrême droite dans son propre électorat. La gauche serait tiraillée entre des « angélistes » et des « réalistes », les premiers demeurant les plus influents et étant la cause de ses échecs. La thèse est ancienne et a déjà donné lieu à des pamphlets (1). Elle est toutefois ici l’objet d’une tentative d’élaboration sophistiquée.

Le problème serait d’abord intellectuel. Aussi l’auteur prétend t-il fonder cette pensée jusqu’alors défaillante. Pour se faire, il se propose d’abord de prendre la mesure d’un phénomène, convaincu que « l’insécurité est un fait de société comme les autres » et qu’il faut parvenir à « une connaissance réaliste de l’insécurité » (p. 10). Partant de là, il consacre toute une seconde partie à la critique pour renvoyer dos-à-dos ce qu’il appelle les « catastrophistes » et les « dénégationnistes » pour définir une juste position. Enfin, il avance sa solution : refonder un droit partagé par tous et créant les conditions de la vie en commun.

Le projet est, on le voit, très attractif de par sa généralité. Il n’est toutefois pas certain que l’auteur se donne véritablement tous les moyens de ses ambitions.

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1- Absence de politique et de pensée ?

La première chose qui surprend dans ce livre est le regard, ou plutôt l’absence de regard, qui est porté sur l’action du gouvernement Jospin. C’est en effet de « la gauche » dont il est sensé être question. Celle-ci a gouverné de 1997 à 2002. Pourtant, lors même qu’il a annoncé en introduction que la gauche avait perdu les élections de 2001 et 2002 au moins en partie à cause de la sécurité, l’auteur ne propose aucune analyse de l’action de ce gouvernement, la cause étant sans doute que, selon lui, le gouvernement n’aurait jamais traduit dans les faits les « débats prometteurs du colloque de Villepinte » (p. 12).

Ce constat est d’emblée très problématique. En effet, tout au long de ces cinq années, le gouvernement Jospin n’a cessé d’agir sur le thème de la sécurité et l’on ne saurait se dispenser d’un bilan de cette action. Pour notre part, nous avons suggéré ailleurs que cette action a été bien réelle et continue, à travers une série de textes soutenus à titre principal par les ministres de la Justice et de l’Intérieur, et autour des réunions du Conseil de sécurité intérieure qu’avait instauré Lionel Jospin (2). Concrètement, elle a consisté à tenter de coordonner, d’une part à titre principal la poursuite et l’intensification d’actions publiques initiées par les gouvernements précédents (le renforcement des moyens d’action de la police dans les « zones sensibles », la généralisation du traitement en temps réel, le développement de la « justice de proximité », le développement des centres éducatifs renforcés, l’accélération de la coopération entre administrations à travers le nouveau dispositif institutionnel partenarial des CLS, l’intensification des renvois au pénal pour les désordres scolaires), d’autre part à titre secondaire quelques tentatives de réformes institutionnelles (comme par exemple la police de proximité, du moins sous Jean-Pierre Chevènement).

Par ailleurs, on attendait de la baisse du chômage une réduction de la tension générale sur ces questions (on avait pas perçu que la baisse en question ne concernerait quasiment pas les jeunes non-diplômés habitant les « zones urbaines sensibles »). Voici au moins quelques grandes lignes. L’analyse peut être discutée, mais encore faut-il en proposer une. Et si l’on s’accorde à considérer que, à titre principal, la gauche au pouvoir a surtout prolongé et renforcé les tendances dominantes des années 1990, alors on ne voit pas en quoi l’auteur peut être fondé à écrire que la gauche n’a pas traité le problème de la sécurité.

On peut même soutenir l’hypothèse inverse : la gauche gouvernementale a progressivement perdu toute spécificité pour agir dans le même sens que les gouvernements précédents, parfois avec autant sinon davantage d’énergie (à bon ou a mauvais escient, c’est une autre histoire, non univoque). Pire, à partir de l’été 2001, il n’est pas difficile de se souvenir et sinon de rappeler que le gouvernement a progressivement paniqué devant l’évolution du débat politico-médiatique et pris des mesures de plus en plus sécuritaires pour aller dans le sens de ce que semblait demander « l’opinion publique » : ce furent notamment la reculade sur la loi renforçant la présomption d’innocence (à la suite d’un fait divers très médiatisé, « l’affaire Bonnal », face aux accusations de quelques syndicats de police, on confia précipitamment la révision de cette loi à Julien Dray) et le vote de la Loi sur la Sécurité Quotidienne le 15 novembre 2001 (loi fourre-tout qui amalgamait des mesures sensées permettre de lutter contre le terrorisme, la pénalisation de l’occupation des halls d’immeuble, le contrôle des Rave parties, la répression de la fraude dans les transports en commun, etc.). Alors quoi ? Non, vraiment, on ne comprend pas comment D. Peyrat peut affirmer que la gauche n’a pas traité la question de la sécurité. Elle n’a pas su avoir une position claire et efficace durant la campagne électorale, certes, mais elle a bien agi durant cinq années et il aurait fallu commencer par l’analyser.

2- Sur la critique des discours et la rage envers les « dénégationnistes »

Dans sa première partie, l’auteur consacre l’essentiel de son énergie à ce fameux « diagnostic réaliste de l’insécurité ». Mais qu’est-ce que cette « insécurité » présentée comme un phénomène en tant que tel ? L’auteur rappelle à juste titre que l’on mélange ici des choses très différentes, allant de la petite incivilité au grand crime. Hélas, il n’en tire pas les conséquences. Ainsi, lorsqu’il tente de se mêler au débat des chercheurs et les accuse de rendre délibérément impossible une mesure de « l’insécurité » (alors, dit-il, que l’on parvient de façon tout à fait consensuelle à mesurer le chômage, ce qui est en réalité douteux au vu des débats des spécialistes), il ne voit pas que, précisément, c’est l’amalgame qu’opère cette notion d’« insécurité » qui est la cause de cette indécision. Puis, lorsqu’il rentre dans le détail de l’examen des données, il reprend simplement l’avis et les travaux des sociologues en distinguant clairement les vols (qui sont la généralité) des agressions interpersonnelles (qui demeurent l’exception). Tout le monde est d’accord là-dessus (encore qu’on aurait pu affiner de beaucoup le diagnostic, notamment en matières d’agressions interpersonnelles, et puis parler des délits contre l’ordre public et des drogues). Alors où est le problème ? Il résiderait dans le fait que ces réalités seraient soit dramatisées par des « catastrophistes », soit niées par les « dénégationnistes ».

Le chapitre sur les « catastrophistes » (les Bauer, Raufer, Fenech, Ventre, Rudolph et consorts) est sérieux mais sans surprise. Nous sommes quelques uns à avoir depuis longtemps tracé le sillon de cette critique. Plus surprenant (et, en réalité, plus virulent) est celui consacré à ce que D. Peyrat appelle maladroitement les « dénégationnistes » (3).

Après avoir déjà accusé François Dubet et David Lepoutre de s’être livrés à « des tentatives – un peu désespérées – de politisation des illégalismes et d’apologie d’une contre-culture délinquante » (p. 45), Laurent Mucchielli, Loïc Wacquant, Laurent Bonelli, Gilles Sainati, mais aussi Denis Salas, Thierry Baranger, Jean-Paul Brodeur et d’autres encore (le Syndicat de la Magistrature et le syndicat majoritaire de la Protection Judiciaire de la Jeunesse), sont l’objet de toute sa rage. Les différences entre tous ces auteurs semblent méconnues. Tous semblent assimilés à des disciples de Pierre Bourdieu que D. Peyrat critique longuement pour ses écrits sur les banlieues et sur les sondages d’opinion. Beaucoup sont comparés à plusieurs reprises à Gustave Le Bon, qui théorisait l’imbécillité des foules, parce qu’ils contestent l’idée que le sentiment d’insécurité reflète la victimation réelle des gens. Mais laissons les références théoriques et allons à l’essentiel, aux idées de base qui donnent unité à ce groupe des « dénégationnistes ». Enfermés dans une posture purement idéologique, cherchant partout et à tout prix à « camoufler la délinquance » (ainsi que « l’oppression spécifique des jeunes filles dans certains quartiers », « la surreprésentation des immigrés dans la délinquance », « sa concentration dans l’habitat social », « le regain d’actes antisémites », « etc. »), réduisant la lutte contre la délinquance à la lutte contre les inégalités, nous serions tous fondamentalement coupables de faire preuve d’une « insoutenable légèreté à l’égard des victimes » (p. 122sqq). C’est là le fond de la démonstration de l’auteur.

Les arguments des uns et les autres sont rarement analysés dans le but d’être réfutés (oui, nous sommes quelques uns à souligner par exemple la dimension politique des illégalismes, avec des arguments empiriques qui ne sont pas évoqués). Soyons honnête et disons bien qu’ils sont par moments critiqués pour ce qu’ils sont, et quelquefois avec justesse (4). Mais ils sont plus souvent tournés en ridicule sans véritable examen. L’explication est que, sur le fond, nous sommes tous globalement et définitivement discrédités pour une raison morale : notre aveuglement nous conduit à nier la souffrance des victimes. Nous sommes donc des irresponsables, et sans doute de bien cyniques et méchantes personnes. Dès lors, il n’y a pas à aller chercher plus loin, nos réflexions peuvent être balayées d’un revers de la main, il n’y a rien à en retenir.

Il serait assez facile de souligner en retour les postures de preux chevalier et de sage analyste que D. Peyrat s’attribue peut-être un peu facilement, ou de faire la liste des propos déformés de leur sens et des idées passées sous silence dans les travaux des adversaires qu’il se donne (5). J’accorderai davantage d’estime à l’auteur en le prenant au sérieux et en examinant ce qu’il propose pour améliorer le fonctionnement de notre société.

3- Sur le remède proposé

Dans un chapitre intitulé « la solution démocratique », l’auteur expose donc ses remèdes à cette « insécurité qui mine la société française ». De quoi s’agit-il ? D’abord, « il faut rappeler que la loi autorise autant qu’elle interdit. […] il est faux de dire que la loi, par nature, est antinomique avec l’idée de liberté. […] L’absence de droit, c’est l’absence de secours. […] Une éducation moderne, qui doit combiner enseignement laïque de la limite et apprentissage de l’autonomie, est donc impossible en faisant abstraction du droit » (p. 179-180). La chose semblait plus que connue, elle ne le serait pas en réalité, car la solution serait là, toute simple : « Aujourd’hui, le droit peut constituer le point d’appui et l’épine dorsale d’une solution de rechange aux violences. Parce que cette parade aux comportements brutaux, avant d’être mise en œuvre dans des dispositifs de sécurité et d’éducation, avant d’être rendue opposable à tous, doit être argumentée, exposée, étayée par des valeurs mises au net en même temps que délibérées dans la transparence, et il n’y a que le droit qui puisse assurer la cohérence et la simultanéité de toutes ces opérations » (p. 181). Ou encore : « Il ne s’agit plus aujourd’hui de seulement prévoir des règles dédiées à la gestion des désordres exceptionnels […] mais de répondre à une demande à la fois plus massive et plus profonde. De renseigner, à l’aide du droit, une question infiniment plus vaste : en société, que faut-il faire ? Que faut-il ne pas faire » (p. 188).

Et ainsi se suivent de longues pages nullement inintéressantes, parfois pleines de bon sens et de justesse : qui contesterait l’idée qu’il faudrait développer l’accès au droit, qu’on pourrait réfléchir à comment enseigner le droit – du moins ses principes généraux – dès l’école primaire, qu’on lui redonnerait du crédit en renforçant « la cohérence de l’édifice normatif et la netteté de la hiérarchie des valeurs qu’il exprime » ? J’en suis pour ma part persuadé. Le problème de fond est que l’auteur (qui est juriste, rappelons-le) verse dans une complète illusion consistant à croire qu’il suffit que la loi soit connue et énoncée pour que la société la fasse sienne et que les individus régulent grâce à elle et dès l’origine (dès leur socialisation) tous leurs rapports sociaux. Au fond, il suffirait que le droit soit connu et que la justice soit davantage accessible pour que la société soit pacifiée. Ceci nous semble naïf.

Répétons que le propos de l’auteur est parsemé de jugements de valeur et de jugements de fait ponctuels qu’on ne peut qu’approuver. Qu’il y ait des schémas anciens obsolètes dans les fonctionnements institutionnels est ô combien juste. Que l’opposition prévention-répression génère des blocages locaux en pratique l’est aussi. Que l’État (ses administrations) ne sache pas organiser davantage la société civile en croyant savoir à la place des citoyens est un constat que l’on peut faire en bien des situations. Que la justice soit perçue comme inaccessible voire inutile par bien des personnes est avéré. Qu’on n’utilise pas assez la médiation et la conciliation (dans toutes les institutions et pas seulement l’institution judiciaire) est une évidence. Que la police nationale soit dramatiquement enfermée sur elle-même et peu sensible aux changements venus d’en haut est plus que clair. Les chantiers sont effectivement ouverts aux gouvernements qui auront le courage de s’y atteler et d’y mettre les moyens. Mais après ? Croit-on régler fondamentalement les problèmes sociaux en décentralisant la justice pour la réinstaller au cœur de la vie sociale ? On y contribuerait certes dans bien des situations. Mais les conflits, les déviances et les transgressions, individuels ou collectifs, n’ont-ils pour fondement que l’ignorance ou l’impunité (6) ? C’est là notre désaccord fondamental avec cette vision juridique et individualiste du monde.

Et ce désaccord est étayé par les innombrables recherches empiriques qui montrent les problèmes familiaux, économiques, sociaux, culturels et politiques qui se cachent aussi bien derrière les parcours délinquants individuels et derrière leur concentration en tels lieux et en tels temps d’une société (7). Pourquoi les problèmes sont-ils concentrés dans les quartiers pauvres ? Parce qu’on y connaît moins la loi ou y accède moins facilement au tribunal ? Cela est douteux. Pourquoi les jeunes issus de l’immigration africaine sont-ils dans certains quartiers plus enclins à se rebeller contre l’autorité ? Parce qu’on ne leur aurait pas suffisamment parlé d’une loi « argumentée, exposée, étayée par des valeurs » ? Cela est douteux. Mais généralisons car les problèmes sont bien loin de se limiter au stéréotype des « jeunes des cités ». Une connaissance plus précise de la loi dissuadera t-elle l’adolescent qui désire par-dessus tout à ce moment-là une paire de chaussures Nike de tenter de la voler dans un supermarché ? Dissuadera t-elle le pédophile de tenter d’exercer son emprise maladive sur des enfants ? La possibilité d’accéder plus facilement au droit amènera t-elle le sans-abri, l’alcoolique ou le toxicomane à régler autrement que dans la violence les situations d’angoisse et de conflit dans lesquelles sa vie quotidienne et concrète le plonge ? Cela ne se peut pas. Pourtant, c’est l’idée même de prévention et de régulation que D. Peyrat ne parvient pas à poser en dehors du droit.

Qui ne perçoit les limites de ce juridisme ? A fortiori lorsqu’on ne nous décrit à aucun moment comment, concrètement, la nouvelle justice de proximité dont parle l’auteur se mettrait en place. Qui ne comprend que le droit ne peut pas grand chose s’il est contredit par la réalité vécue dans la vie sociale ? A quoi sert au fond ce recours constant, incantatoire, dans le livre de D. Peyrat, à la notion de « société civile » (opposée à l’État et aux « experts ») lorsqu’il s’agit d’expliquer la préoccupation pour la sécurité, si en bout de course c’est encore et toujours du droit (donc de l’État) que viendrait finalement la lumière ? Enfin, qui ne voit, par ailleurs, que le droit le plus accessible aux citoyens et le plus cohérent dans ses valeurs ne peut avoir d’efficace sur les milieux sociaux qui en sont le plus éloignés s’il n’est pas d’abord incarné de façon crédible par ceux qui le produisent ? (8) Il y a décidément beaucoup d’irréalisme et de naïveté dans tout cela.

Que dire de plus pour conclure ? Simplement ceci : il est bien dommage qu’un auteur qui ambitionne de refonder la pensée de gauche sur la sécurité contribue un peu plus encore à discréditer les approches proprement sociales des questions de délinquance et de civilité. Et puisque le point de départ de son livre est la recherche des raisons pour lesquelles la gauche a perdu les élections récentes, nous conclurons sur le même registre stratégique en disant que nous continuons à avoir l’opinion inverse à celle de l’auteur, nous continuons à penser que la gauche continuera de perdre si, face à des problèmes bien réels mais bien mal analysés, elle n’a que le rappel de la loi à faire valoir. A ce jeu, elle ne pourra qu’être éternellement battue par une droite qui, faute de projet de société avoué, a (re)fait de l’ordre, de l’autorité et de la discipline le fond de son discours. Si le projet de la gauche consiste simplement à vouloir tempérer ce discours et à dénoncer de ci de là « les méthodes punitives qui doivent être réservées à la protection de l’ordre public » (p. 229), ceux de l’autre bord n’étant pas si bêtes, elle risque fort de rester minoritaire en politique pour de très longues années.

Laurent Mucchielli

Notes

(1) Par exemple le rédacteur en chef adjoint au service politique du Nouvel Observateur, Hervé Algalarrondo (Sécurité : la gauche contre le peuple, Paris, Robert Laffont, 2002) pour qui tous les critiques des politiques sécuritaires sont des néo-staliniens aveugles et insensibles.

(2) L. Mucchielli, La gauche et la sécurité : après les errements, reconstruire un authentique projet de société, in Collectif, A gauche !, Paris, La Découverte, 2002, p. 49-61.

(3) Sans faire un procès d’intention à l’auteur, il est néanmoins difficile de ne pas penser que cette expression « dénégationniste » est particulièrement mal choisie. Parce qu’elle évoque fatalement celle de négationnistes, elle peut être vécue comme insultante.

(4) Je m’inclus dans le lot, n’ayant pas la prétention d’avoir tout compris du premier coup.

(5) Pour ce qui me concerne, juste un mot sur un des passages les plus étonnants. Il est écrit page 132 la chose suivante : « un autre livre – celui de Laurent Mucchielli (Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2001) –, qui affiche l’humble ambition de trier entre les ‘fantasmes’ et les ‘réalités’, ne consacre pas une seule de ses cinq parties et un seul de sa cinquantaine de chapitres à aborder la question des victimes. Elles ne doivent pas représenter une part suffisamment importante de la ‘réalité’ pour mériter une analyse quelconque. Voici donc quelques millions de personnes versées dans la case ‘fantasme’ ». Il est difficile de supporter de telles déformations des faits. Passons sur le fait que les commentaires ironiques des titres des livres ne sauraient remplacer une analyse de leur contenu. Soulignons par contre deux choses. Premièrement, mon livre se présente explicitement comme une critique des discours sur l’insécurité, suivi d’une analyse des statistiques de la délinquance et d’une histoire de la délinquance juvénile depuis 1950. Il ne se voulait pas une description systématique et approfondie des différentes formes de délinquance actuelles et des victimations qu’elles occasionnent. Malgré cela, dans le chapitre 4 sur les statistiques de la délinquance, dans des pages consacrées à l’analyse des agressions interpersonnelles, je parle bien des victimes et distingue trois formes très différentes de ces agressions : les crimes de sang, les agressions sexuelles et les bagarres entre jeunes (analyse du contenu des agressions dont je n’ai pas trouvé trace dans le livre de D. Peyrat). En me basant sur une enquête de victimation, je souligne au passage que les coups et blessures ont connu une forte augmentation depuis le milieu des années 1980 (p. 67). Un peu plus loin, je parle un peu des violences en milieu scolaire et je m’appuie à nouveau sur une enquête de victimation pour y dire notamment que « les véritables victimes de la violence sont surtout les élèves eux-mêmes » (p. 73), « Là est la véritable insécurité : celle des jeunes eux-mêmes » (p. 75). Les victimes ne sont donc pas totalement absentes, ce n’est pas vrai. Deuxièmement, il m’est bien difficile de savoir quelles sont les « cinq parties » et la « cinquantaine de chapitres » que je suis sensé avoir écrits, s’agissant d’un livre de poche de 140 pages qui compte simplement cinq chapitres. Sans doute monsieur Peyrat fait-il ici une confusion malheureuse avec le gros livre que j’ai codirigé avec Philippe Robert (Crime et sécurité : l’état des savoirs, La Découverte 2002). Celui-là compte en effet cinq parties et une cinquantaine de chapitres. Mais il s’agit d’un ouvrage collectif rassemblant une trentaine d’auteurs, et qui au demeurant contient bien un chapitre consacré aux victimes.

(6) C’est un peu le même problème que ceux qui, jadis, défendaient l’idée que la peine de mort était dissuasive. La certitude et la peur du châtiment retiendraient le bras du criminel. Je ne connais pas un seul chercheur (toutes tendances confondues) qui soutiendrait cette idée et pourrait avancer la moindre démonstration empirique, l’inverse ayant par contre été amplement montré depuis des décennies et dans presque tous les pays occidentaux.

(7) A vrai dire, D. Peyrat est parfois déroutant. A plusieurs reprises (notamment entre les pages 45 et 50, encore p. 128), il évoque bien ces problèmes familiaux, sociaux, économiques sur lesquels nous insistons. Mais il n’en tire pas de conséquences générales, comme s’il risquait de reconnaître ainsi que les fameux « dénégationnistes » n’avaient pas complètement tort…

(8) D. Peyrat insiste beaucoup sur cet l’idée que la montée de l’extrême droite, y compris dans les jeunes générations, est liée toujours et avant tout à cette « négation de l’insécurité » de la part de la gauche. Cette idée nous semble non pas fausse mais très réductrice. Un autre argument central – et parfois bien plus entendu dans les milieux populaires – de l’extrême droite est le discours sur « tous pourris ». Des délinquances et des incivismes des élites, il n’est pourtant pas beaucoup question dans le livre de monsieur Peyrat.