CLARIS - article publié dans Libération le 14.01.2003
La loi sur la sécurité intérieure: enjeux idéologiques et effets pratiques
La sécurité était “une question de volonté politique”, avait dit le candidat Chirac. Il faut maintenant passer au “temps de l’action”, annonça le président réélu. Le projet de loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure est présenté en nouvelle lecture aux députés de l’Assemblée Nationale du 14 au 22 janvier. Ce projet a déjà fait beaucoup parler de lui.

De par son orientation générale et certaines de ses dispositions, il a suscité nombre de critiques de la part d’organisations professionnelles (syndicats de magistrats, d’avocats, d’éducateurs, mais aussi désormais de policiers et d’enseignants) et d’associations pour le respect des droits de l’homme et la lutte contre les discriminations. Aujourd’hui, le débat public est en effet confisqué, comme piégé. Les questions de fond sont évacuées systématiquement au profit d’évidences martelées et intériorisées plus ou moins par chacun. L’argument d’autorité mille fois répété est sensé emporter toute objection : la “sécurité est la préoccupation majeure des Français”. Dès lors toute discussion critique est d’avance neutralisée: elle ne peut être que le fait de “privilégiés”, acteurs de la vie politique ou observateurs loin des réalités vécues. Les sondages sont convoqués pour mettre à jour une fracture culturelle entre les “élites” et le“peuple”. La rhétorique est ancienne. Dans ce contexte, la critique sociale est bien muette. La gauche politique est inaudible. Les intellectuels ont manifestement d’autres choses à faire (et certains sont sans doute ravis). Essayons pourtant d’y voir un peu clair, de mettre entre parenthèses les émotions et de défendre le droit (on devrait dire le devoir) de l’argumentation.

La loi sur la sécurité intérieure reprend les thèmes de la campagne électorale, avec une argumentation qui surprend toutefois, s’agissant de bâtir les lois de la République et non plus de gagner des élections. L’exposé des motifs entérine en effet une série de lieux communs dont le fondement est douteux. Ainsi, il est posé d’emblée une “augmentation exponentielle de la délinquance que les chiffres illustrent de manière éloquente”. Or, il s’agit des seules statistiques de la police dont on connaît les limites informatives ainsi que les étranges variations en fonction des contextes politiques. Cette délinquance est présentée ensuite comme étant désormais caractérisée par des violences interpersonnelles “qui prennent de plus en plus la forme de violences gratuites, voire de violences d’humiliation”. De quoi s’agit-il ? Sur quoi se fonde t-on ? Le texte se garde bien de le dire.

Il affirme ensuite que l’augmentation des statistiques en zones (plutôt rurales) de gendarmerie s’explique par le fait que “de nouvelles catégories de la population ont basculé dans la délinquance”. On aimerait savoir lesquelles! Veut-on dire que la délinquance vient aux agriculteurs? Puis le texte précise que “dans ce contexte [de développement du trafic de drogues], la nocivité de toutes les drogues doit être reconnue et la dépénalisation de l’usage de certains produits stupéfiants doit être rejetée”. Or, on ne voit pas le rapport logique entre les trois affirmations: le développement des trafics peut être un constat local, la nocivité équivalente de toutes les drogues est une pétition de principe démentie comme telle par les scientifiques (voir le rapport Roques) et le rejet de toute discussion sur la réglementation du cannabis est une prise de position politique qui singularise la France par rapport à la quasi totalité de ses voisins européens.

Le comble est atteint avec le paragraphe suivant qui procède à ce savant calcul: “lorsqu’on indique que les faits constatés ont globalement progressé de 13,92% entre 1998 et 2001, cela signifie qu’il y a eu 487267 victimes supplémentaires, soit plus que la population de la ville de Lyon”. La précision de ces chiffres est impressionnante! Un problème se pose toutefois. S’agissant de l’ensemble des faits délictueux enregistrés, ce raisonnement comptabilise comme des victimes non seulement les personnes volées, cambriolées ou agressées, mais aussi les joints qui ont été grillés par leurs fumeurs, les murs qui ont été l’objet de graffitis, les voitures qui ont été l’objet de dégradations diverses, les formulaires administratifs qui ont été l’objet de fausses déclarations,etc. Il s’agit en réalité d’une présentation volontairement catastrophiste de la réalité, accrue encore par l’évocation finale de “la mendicité agressive, les regroupements dans les parties communes des immeubles et l’envahissement des propriétés privées par des gens du voyage”.

Cette argumentation n’est pas véritablement sérieuse, ce qui ne doit pas surprendre. Son but n’est pas de décrire le réel mais de justifier une ligne politique choisie d’avance, qui se caractérise par des mesures répressives à tous les échelons, grâce notamment à une extension continue des pouvoirs de police au détriment du contrôle judiciaire et de certaines libertés publiques. C’est l’influence de l’idéologie de la “tolérance zéro” venue d’Amérique, qui renouvèle opportunément les traditions d’ordre et de restauration (de l’État, de l’autorité, de la discipline, etc.) chère à certaines familles intellectuelles de droite (voir le travail classique du politologue René Rémond, Les droites en France).

Il n’est pas besoin d’être particulièrement clairvoyant pour annoncer les effets probables d’une telle politique. D’autant que l’expérience d’une décennie de mise en œuvre de la tolérance zéro à New York livre aujourd’hui ses premiers résultats. Certes, la présence policière si elle s’inscrit dans la durée va rassurer. Riverains et commerçants seront soulagés de moins voir s’afficher la prostitution sur leurs trottoirs. Les parisiens seront moins gênés dans le métro par la présence des miséreux qui osent faire la manche pour glaner de quoi survivre, parfois accompagnés de chiens qui sont leurs compagnons. Les maires pourront s’appuyer davantage sur la pression policière pour négocier avec les gens du voyage et continuer à appliquer très imparfaitement la loi portant obligation de leur réserver des aires aménagées.

Sur un autre registre, les jeunes des quartiers de relégation réfléchiront peut-être à deux fois avant d’insulter un policier lors d’un contrôle, même si ce contrôle est lui-même insultant (par exemple lorsque c’est le troisième de la journée, quasiment au même endroit, et que la raison d’être principale de ce contrôle tient à la couleur de peau du contrôlé…). Enfin, on pourra exhiber devant les caméras de télévision qui n’attendent que ça les nouveaux flash-balls et les opérations coup-de-poing menées ici et là, notamment dans le cadre des GIR (Groupements d’Intervention Régionaux), pour s’attaquer aux “nouvelles mafias” qui contrôleraient les “zones de non droit” et y développeraient de vastes trafics de drogue.

Pour autant, cette politique va t-elle faire significativement baisser la délinquance en France? Il est permis d’en douter. Les résultats des premières opérations des GIR semblent indiquer que les prétendues “mafias contrôlant des quartiers entiers” sont en réalité sinon bien rares du moins malaisées à débusquer, et que les résultats de ces grandes descentes de police sont assez maigres. Mais leur but est-il véritablement la lutte contre le crime organisé? Des policiers ont eux-mêmes déclaré l’été dernier que ces opérations ne visaient pas à démanteler véritablement des économies souterraines mais à “montrer que nous sommes à nouveau là, et que nous n’acceptons pas de zones de non-droit” (Voir Libération et Le Monde des 17 et 18 juillet 2002). Vis-à-vis des médias, c’est encore la politique-spectacle.

Mais allons plus loin: quand bien même on arrêterait réellement vingt membres d’une organisation délinquante, si l’on ne fait qu’un travail policier dans ces quartiers, qu’est-ce qui empêchera que vingt autres prennent leur place dans les mois suivants? On touche ici au fond du problème. Le gouvernement a choisi de traiter les symptômes, surtout les plus visibles. Il est plus sourd que jamais à l’analyse des problèmes sociaux dont ces symptômes sont les révélateurs. Quid des problèmes familiaux? Quid des problèmes à l’école? Quid du déficit d’encadrement éducatif et psychologique dans la quasi totalité des structures publiques? Quid des problèmes d’enclavement urbain? Quid de la discrimination à l’embauche et ailleurs? Quid de la précarité du travail? La politique de réduction de la délinquance questionne fondamentalement tous ces domaines de l’action gouvernementale. Or on voit bien comment le ministère de l’Intérieur capte sur lui toute l’attention et toute l’interprétation d’un problème de société. Il prend ainsi le risque d’y épuiser ses fonctionnaires et d’y échouer comme d’autres avant lui.

En attendant, une chose est sûre et se mesure un peu plus chaque jour. Cette politique de traitement spectaculaire des symptômes repose fondamentalement sur le durcissement des contrôles de police, elle a donc pour effet immédiat l’augmentation de l’arbitraire, des rumeurs et des erreurs (voir le pseudo terroriste de Roissy), ainsi que des violences et des bavures policières. Il en va ainsi en tout temps et en tout lieux. Lorsque l’on donne un sentiment de toute-puissance et d’absence de contrôle à ceux qui détiennent le monopole de l’usage légitime de la violence, et qu’on leur impose en même temps une obligation accrue de résultats, on suscite fatalement un certain nombre de dérives individuelles et collectives. Les témoignages qui affluent tous les jours, de particuliers et d’associations, commencent à éveiller un peu les consciences. Loin de pacifier la société française, il y a donc fort à parier que la politique actuelle ne fera qu’envenimer ses conflits.


CLARIS (Marie Bastianelli, Maryse Esterle-Hedibel, Michel Kokoreff, Laurent Mucchielli, Marwan Mohammed et Françoise Tétard)